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du Bruit pour Rien - ANNAF

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La note d'intention de l'artiste

Deux constats

Je suis émue par le devenir des sculptures contemporaines à la Réunion. Plusieurs sont jetées tous les ans, faute de place de stockage et d'entretien, faute de moyen de conservation, faute d'intérêt ?

Je suis émue par l'état de délabrement de beaucoup des cheminées de l'île. Je suis arrivée à la Réunion en 1996 et je vois que les cheminées s'érodent, la nature reprend ses droits et efface les vestiges d'une époque révolue. Notre perception du monde est l'interrogation centrale de mon travail artistique.

Ma recherche concerne notre façon de voir le monde parce que notre regard, notre perception joue un rôle sur notre liberté vitale individuelle d'être au monde. De mon point de vue, agir sur l'espace c'est agir sur la communication et interagir sur l'environnement. On parle d'espace de liberté. Comment élargir cet espace aujourd'hui tellement rétréci et normé? L'art contemporain est notre patrimoine futur, ce que nous lèguerons de notre époque; que lèguerons-nous? Les usines sont issues du passé industriel et de l'histoire d'une époque qui a contribué à fabriquer notre île d'aujourd'hui, son identité, son unicité, son altérité.

Que se passe-t-il avec ce patrimoine de l'île qui semble mourir sous nos yeux ?

Certes, la nature aidée des intempéries est si forte qu'elle reprend vite ses droits sur l'architecture. A partir des années 60, l'île vit une accélération de son histoire, entre décollage économique et profondes transformations des infrastructures. Les moyens manquent dans une période de récession économique. Les habitants eux-mêmes se servent sur les sites désertés sans s'apercevoir des dégâts causés.

Les guides de la Réunion proposent aux touristes de découvrir la richesse de la nature, les maisons de Maitres et les musées de l'île, la gastronomie et l'art de vivre sous une varangue. Certes, quelques cheminées sont classées monuments historiques. Cependant, le touriste ne peut que remarquer le très grand nombre de cheminées qui émergent non entretenues d'une nature ayant repris ses droits.

Je suis émue par la précarité qui règne sur l'ile et la rapidité d'évolution. Aucun domaine ne semble à priori épargné: nature, culture, savoir faire, mémoire etc. En amoureuse des vieilles pierres et des outils, ce sont les ruines des sites industriels qui m'ont le plus touchée.

L'histoire et la mémoire sont particulièrement sensibles à Villèle, grâce au travail du musée et au dynamisme du village. L'usine sucrière de Villèle était une usine phare de l'époque industrielle qui voit la fin de la période esclavagiste et un site archéologique témoins de l'évolution des techniques industrielles à Bourbon, représentatif du XIX siècle.

En tant qu'artiste je ne peux que faire le lien entre l'état des cheminée de l'île et le devenir de plusieurs sculptures contemporaines sur l'ile de la Réunion comme "Wild Human", MASAMI, NAPL 2013, jetée ou ma propre oeuvre "Horizon", 2013. Les exemples ne manquent pas de pièces qui sont régulièrement jetées en déchetterie.

J'ai pris connaissance avec intérêt des fonds historiques et iconographiques du musée Villèle et lu quelques recherches d'auteurs comme Sudel Fuma, JF Géraud, Paul Ricoeur ou Régine Robin sur l'importance des cheminées de leur point de vue. Pour eux, les sites industriels et leur cheminée sont le lien privilégié entre l'histoire passée industrielle et les hommes d'aujourd'hui.

Mon rôle d'artiste n'est pas d'entrer dans ces débats et ces recherches, pour lesquels je ne suis ni habilitée ni experte. Ce qui m'intéresse et que je soutiens c'est l'existence même de ce débat. Percevoir notre monde, c'est d'abord tenter d'en donner une image. Est-il possible de proposer une véritable image du monde? C'est une réflexion très ancienne sur la mimésis, l'imitation de la nature. L'espace réel se suffit-il à lui-même? Comment le présenter sans le représenter? Et le présenter simplement dans sa complexité?

Ces interrogations centrales dans mon travail trouvent un écho important dans les écrits de JL Borges qui sont pour moi une source d'inspiration importante.

JL Borges

Voici le texte de l'auteur qui depuis quelques années m'inspire des pièces comme Archibook2 au JEP de Saint Denis ou Topoésie aux NAPL de 2012 à Villèle.

"En cet Empire, l'Art de la Cartographie fut poussé à une telle Perfection que la Carte d'une seule Province occupait toute une Ville et la Carte de l'Empire toute une Province. Avec le temps, ces Cartes Démesurées cessèrent de donner satisfaction et les Collèges de Cartographes levèrent une Carte de l'Empire, qui avait le Format de l'Empire et qui coïncidait avec lui, point par point. Moins passionnées pour l'Étude de la Cartographie, les Générations Suivantes réfléchirent que cette Carte Dilatée était inutile et, non sans impiété, elles l'abandonnèrent à l'Inclémence du Soleil et des Hivers. Dans les Déserts de l'Ouest, subsistent des Ruines très abîmées de la Carte. Des Animaux et des Mendiants les habitent. Dans tout le Pays, il n'y a plus d'autre trace des Disciplines Géographiques."

Il s'agit d'une réflexion sur la cartographie, ses ambitions et ses limites. Destin étrange mais fort que celui de cette "Carte de l'Empire", représentation exacte de la réalité à l'échelle 1/1, produit de l'ambition ultime de "l'Art de la Cartographie" à la recherche de la Perfection. Cette "Carte de l'Empire" est illusion d'espace. Écriture hyperréaliste, elle est nonsens, impasse scientifique car vide de toute interprétation du réel et déjà à ce titre elle reprend plusieurs notions que je travaille: dessiner des espaces virtuels, des trompe-l'oeil (Plus ou moins le grand huit, 2012, Stéréo'gram, 2012), des contrefaçons de la nature et des choses, en utilisant le paradoxe, la démonstration par l'absurde.

Mais dans l'excès inverse, n'y a-t-il pas disparition de toute image, ici des icônes et cartes, disparition de toute science de la représentation? La carte de JL Borges, carte absolue, me renvoie à mes interrogations sur l'utilité, la consistante et la valeur de la représentation car cette carte démesurée a l'aspect et la taille de l'espace réel sans en avoir les avantages. La prétention d'imiter la nature à l'identique est-elle vaine? Peut-être, mais dans quelles limites?

Le thème essentiel de mon art croise les sciences, la littérature, l'art et la géographie pour donner une forme au monde, le peindre ou le dessiner, le cartographier. en donner une image qui n'est pas seulement le reproduire mais peut-être aussi l'interpréter (Territoire(s), 2009).

Cette nouvelle avive mes interrogations fondamentales sur le monde, sur le rôle de l'homme dans celui-ci, sur l'art et le rôle de l'artiste. Quelques motifs et ressorts qui me sont essentiels sont présents, la réflexion sur les rapports entre l'espace et le temps, l'image, la mémoire et l'absurdité au sein même d'une logique. poussée à l'extrême.

Je propose une vision de l'usine sucrière de Villèle qui est avant tout une vision générale et non particulière au site: en effet, ce travail est possible sur ce site plus qu'ailleurs grâce aux travaux de recherches effectués et conservés par le musée depuis plus de trente ans. C'est une vision artistique qui ne se prétend pas pertinente et n'est en aucun cas une réponse quelconque aux interrogations que la question du patrimoine peut soulever.

Mon rôle d'artiste est de proposer une vision artistique, actuelle, impertinente sans doute, fragmentaire surement.

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